Maladies à prions : une piste thérapeutique grâce aux éponges marines ?
À l’heure actuelle, il n’existe toujours pas de remède contre les terribles maladies à prions, qui demeurent incurables et fatales. Mais l’identification, dans les océans, de molécules actives contre les protéines délétères qui les causent soulève de nouveaux espoirs.
Antibiotiques, anticancéreux, antifongiques, anti-inflammatoires, antiviraux, analgésiques, immunostimulants… Une grande partie des médicaments utilisés en médecine est issue de « substances naturelles », une expression désignant principalement des molécules produites par des organismes vivants.
Si la biodiversité terrestre a longtemps été la principale source de telles substances, l’essor des explorations sous-marines, à partir des années 1960, a accéléré les recherches de molécules à activité thérapeutiques dans les océans. Après plus de 60 ans de recherches, environ 42 200 molécules marines ont été identifiées, dont beaucoup sans équivalent terrestre.
Au Laboratoire des sciences de l’environnement marin (LEMAR) à Brest, nous avons constitué, au fil des années et de nos explorations de la biodiversité marine, une « banque » d’extraits d’invertébrés et de macroalgues de milieux tempérés ou tropicaux. L’un de nos objectifs est d’étudier leurs profils chimiques et d’y rechercher des molécules à activités biologiques, avec en ligne de mire notamment la mise au point de nouvelles solutions thérapeutiques.
Des extraits d’organismes marins issus de la collection que nous avons constituée.
Sylvain Petek, Fourni par l'auteur
Nos travaux ont notamment permis d’identifier des molécules actives contre les prions, des formes délétères d’une protéine impliquées dans de nombreuses maladies, de la tremblante du mouton chez l’animal à la maladie de Creutzfeldt-Jakob chez l’être humain. Ils pourraient aussi ouvrir des pistes de recherche dans les domaines des maladies de Parkinson et d’Alzheimer. Voici ce que nous avons découvert.
L’océan, une importante source de biodiversité
L’océan recouvre la majeure partie de notre planète : 70,8 % de sa surface se situe sous ses eaux. Berceau de la vie, laquelle n’a conquis les terres émergées qu’après s’être développée dans le milieu marin, il abrite une biodiversité unique, renfermant toutes les formes de vie existantes ; sur les 33 embranchements principaux du vivant aujourd’hui connus, 12 sont exclusivement marins.
Par ailleurs, les êtres vivants qui peuplent les milieux marins évoluent dans un environnement très différent des milieux terrestres, notamment en matière de composition chimique. En effet, l’eau de mer contient des éléments qui sont peu disponibles ailleurs, tels que des halogènes (iode, chlore, le brome), du soufre ou certains métaux.
La prise de conscience de cette diversité biologique et chimique a alimenté les espoirs de découvrir toute une pharmacopée d’origine marine très originale, basés sur la grande variété de composés bioactifs qu’ont développée, au cours de l’évolution, les organismes marins pour assurer leur survie, leur reproduction et leur défense.
Parmi les découvertes qui ont ouvert la voie, citons les céphalosporines. La première a été isolée en 1948 d’un champignon marin, conduisant à la commercialisation d’un médicament aux propriétés antibiotiques en 1964. À l’heure actuelle, 15 médicaments dérivés de substances marines ont été mis sur le marché, destinés à être employés dans des traitements anticancéreux, ou en tant qu’antiviraux, analgésiques ou antiparasitaires. Une trentaine d’autres molécules sont en phase d’essais cliniques.
Cela peut paraître faible au regard des dizaines de milliers de molécules marines découvertes au cours des dernières décennies. Mais il faut se souvenir qu’entre la découverte d’une nouvelle molécule et sa mise sur le marché, une douzaine d’années s’écoulent en moyenne. Et que par ailleurs, seule 1 molécule sur 10 000 parviendra à passer toutes les étapes de tests pour enfin donner un médicament. Le bilan est donc finalement très satisfaisant.
Afin d’identifier de nouvelles molécules candidates qui pourraient être utilisées pour le traitement des maladies à prions, nous avons testé des extraits d’organismes marins issus de la collection que nous avons constituée.
La levure de boulanger à la rescousse
Maladie de Creutzfeldt-Jakob, insomnie fatale ou syndrome de Gerstmann Straüssler Scheinker (chez l’être humain), tremblante du mouton ou maladie de la vache folle (chez l’animal) : toutes ces affections ont en commun d’être causées par des « prions », autrement dit des protéines infectieuses responsables de ces maladies neurodégénératives. Toutes, également, sont incurables. Une fois que se manifestent les premiers symptômes, elles progressent rapidement, détruisant le cerveau des malades, sans rémission.
Pour parvenir à mettre au point un traitement, la première étape consiste à identifier des molécules capables de s’attaquer au prion lui-même, pour le détruire ou le bloquer. Mais comment faire ? Pas question, bien entendu, de mener ce type de test préliminaire sur des êtres humains. La première étape se passe « in vitro », sur des cultures de cellules. Et pas n’importe quelles cellules : la levure de boulanger Saccharomyces cerevisiae.
Utilisée depuis très longtemps dans les laboratoires en tant qu’organisme modèle, en raison de sa complexité relativement faible et de sa facilité de culture, la levure de boulanger présente en outre un autre intérêt pour les recherches qui nous intéressent : elle possède des protéines se comportant comme des prions (bien qu’aucune d’entre elles ne soit identique à la protéine prion responsable des maladies susmentionnées).
L’un des prions de levure les plus étudiés est appelé [PSI+]. Les levures contenant le prion [PSI+] forment des colonies blanches, tandis que les cellules dépourvues de prions forment des colonies rouges. Cette propriété s’avère très utile pour déterminer si une molécule a un effet sur le prion : si l’un des extraits que nous testons est capable de modifier la couleur des levures du blanc vers le rouge, cela signifie qu’il contient une ou plusieurs molécules possédant une activité anti-prion.
C’est de cette façon que nous avons passé au crible (on parle de « criblage ») notre collection d’extraits d’organismes marins à la faculté de médecine de l’université de Bretagne occidentale. Cette méthode est facile à utiliser, peu coûteuse et sans danger pour le manipulateur, puisque les prions de la levure ne sont pas toxiques pour l’être humain (à la différence des prions responsables des maladies à prions, qui ont été à l’origine de plusieurs cas de contamination via l’injection d’hormones de croissance ou la consommation de viande bovine contaminée, notamment).
Par ailleurs, cette méthode de criblage originale a aussi permis de montrer que la plupart des molécules actives contre le prion de levure [PSI+] le sont également contre le prion de mammifère PrPSc. Ces résultats indiquent que les mécanismes contrôlant l’apparition ou la propagation des prions sont conservés entre la levure et les mammifères, dont l’être humain.
Quelles molécules ont été identifiées ?
Grâce à cette méthode de criblage, l’activité anti-prion de plusieurs molécules a déjà pu être identifiée par le passé (6-aminophénanthridine, guanabenz, imiquimod, flunarizine et une dizaine de ses homologues).
Un extrait prometteur, provenant de l’éponge Suberea laboutei de l’île de Wallis, a ainsi été identifié. Les extraits étant composés d’un très grand nombre de molécules, la seconde étape consiste à les séparer les unes des autres, afin de déterminer à laquelle est due l’activité anti-prion (on dit qu’on « fractionne » l’échantillon). Les fractions obtenues sont à leur tour testées contre le prion [PSI+] des levures, pour savoir la ou lesquelles sont actives contre cette protéine.
Nous avons de cette façon isolé 5 composés actifs contre le prion de levure [PSI+] à partir de l’extrait d’éponge initial. Il s’agit de dérivés de bromotyrosine, une famille de molécules spécifiques au milieu marin, que l’on retrouve essentiellement au sein des éponges de l’ordre des Verongiida, auquel appartient S. laboutei.
Partant de ce résultat, nous avons testé 16 autres composés précédemment isolés d’autres éponges appartenant à des espèces parentes de S. laboutei par l’équipe de A. Al-Mourabit à l’institut de chimie des substances naturelles. Cela nous a permis de détecter 6 métabolites bioactifs supplémentaires contre le prion de levure [PSI+].
Les composés actifs isolés de l’éponge S. Laboutei, récoltée à Wallis.
Sylvain Petek, Fourni par l'auteur
Ces 11 molécules actives ont ensuite été testées contre le prion de mammifère PrPSc. Pour cela, des cellules infectées par le prion PrPSc ont été mises en contact avec les molécules candidates pendant 6 jours. Une analyse de la quantité de prion PrPSc après traitement nous a permis d’évaluer si la molécule candidate est capable d’en réduire la concentration dans les cellules traitées, par rapport à des cellules non traitées.
Nos résultats ont révélé que 6 molécules appartenant à la famille chimique des bromotyrosines sont des molécules actives contre le prion PrPSc.
Les bandes noires correspondent au prion PrPsc extrait de cultures infectées par le prion PrPsc et cultivée en présence de quantités croissantes de Purealidin Q (de gauche à droite). On constate que l’intensité du signal est maximale lorsque les cellules n’ont pas reçu de Purealidin Q, puis diminue à mesure que les concentrations de cette molécule isolée d’extraits marins augmentent, pour quasiment disparaître (bande la plus à droite).
Cécile Voisset, Fourni par l'auteur
Des maladies à prions à la maladie de Parkinson
Le chemin qui mènera de ces résultats à une éventuelle application thérapeutique est encore long, et semé d’embûches. Comme nous l’avons rappelé précédemment, seule une minorité de molécules découvertes en laboratoire finit par trouver le chemin des pharmacies…
Pour pouvoir envisager de faire de ces molécules des médicaments, il faudra non seulement synthétiser des dérivés pour améliorer leur efficacité, mais aussi être capable de les produire à grande échelle, de manière rentable. Il faut par ailleurs que ces molécules passent les différentes phases d’essais cliniques, dont l’objet est de démontrer leur efficacité une fois administrées, tout en évaluant leurs potentiels effets indésirables. Ces différentes étapes nécessitent d’importants investissements financiers et humains, que seuls les grands groupes pharmaceutiques peuvent supporter.
Mais ces résultats sont néanmoins porteurs d’espoir, car rappelons-le, il n’existe à l’heure actuelle aucun traitement contre les maladies à prions. Un espoir qui ne se limite pas à ces maladies. En effet, un nombre croissant de preuves semble indiquer que les maladies amyloïdes telles que les maladies d’Alzheimer et de Parkinson partageraient certains mécanismes avec les maladies à prions.
À plus long terme, l’objectif des chercheurs est donc aussi d’identifier des molécules anti-prions candidates qui pourraient être utilisées pour le traitement d’autres maladies du repliement des protéines.
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 4 au 14 octobre 2024), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « océan de savoirs ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
Cécile Voisset a reçu des financements de l'IBSAM (Institut Brestois Santé Agro Matière, UBO), de l'INSERM, de NRJ-Institut de France, du CECAP (Comité d’entente et de coordination des associations de Parkinsoniens) et de l'association Défi Organisation.
Sylvain Petek a reçu des financements de l'IUEM (Institut Universitaire Européen de la Mer), de l'IRD, de la Flotte Océanographique Française, du Labex Mer, du Service de l'environnement de Wallis & Futuna.
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